Le Figaro Littéraire, 6-9-01
Michel Houellebecq, le tiers-mondiste sexuel
Le sujet du nouveau roman de Michel Houellebecq aurait beaucoup plu au regretté Alphonse Boudard, dont c'était l'un des chevaux de bataille : la réhabilitation des maisons closes. Faut-il oui ou non rouvrir les bordels ? A cette question un peu angoissante qui a beaucoup agité les cafés du commerce depuis une cinquantaine d'années, Houellebecq, avec cette pesanteur lente qui caractérise parfois les informaticiens venus sur le tard à la littérature, répond : " Oui ". Mais comme à ses yeux il n'y a plus de femmes dignes de ce nom en Europe et notamment en France, il faut désormais installer ces heureux établissements sous d'autres cieux : Cuba, Kenya, Thaïlande... Tout le monde y trouvera son compte : les Occidentaux frustrés, les voyagistes aux abois et les autochtones désargentés. Michel pense que la terre est un paradis, à condition que les riches puissent baiser et les pauvres manger. L'aide au sous-développement devrait désormais se faire, selon lui, de la main à la main, ou plutôt de la queue à la chatte (ou à l'anus, pour les bi). Il n'y a aucun second degré et même nulle trace d'humour dans la façon dont ces idées sont développées dans Plateforme.
Houellebecq les déroule avec ce vieux sérieux poseur, quoique un peu ahuri, qu'il avait déjà le jour où, au siècle dernier, il reçut le prix de Flore dans le café de Miroslav Siljegovic. Le roman est un puissant éloge du tourisme sexuel et un encouragement clair à la pédophilie, l'unique rapport amoureux satisfaisant de l'un des personnages Jean-Yves se passant avec une baby-sitter noire de quinze ans. Houellebecq ne montre un peu de son ironie pataude que pour se moquer, justement, des adversaires du tourisme sexuel et de la pédophilie : écologistes emmerdants, naturopathes de gauche, profs hypocrites, beaufs véliplanchistes asexués.
Dans le roman, il choisit son camp et ne le quittera plus ; c'est celui des libertins partouzards regardant de haut l'humanité non baisante. Les vraies femmes sont, pour lui, celles qui vous caressent sur commande et tripotent une autre fille devant vous pour vous exciter, les autres étant de tristes connes à baiser d'urgence.
Il y a du Alain Paucard (Le Guide Paucard des filles de Paris et aussi un peu Le Cauchemar des vacances, récemment réédité à L'Age d'homme) et du Gabriel Matzneff Ivre du vin perdu dans cette apologie du plaisir tarifié sous les cocotiers, mais un Paucard et un Matzneff qui auraient lu Auguste Comte au lieu de Gripari ou Byron. Les livres de Houellebecq sont rédigés comme les notes internes des petites et moyennes entreprises, c'est peut-être pour çà que tout le monde les lit, car c'est important une note interne, et elles sont nombreuses, les petites et moyennes entreprises. Houellebecq travaille aussi beaucoup avec Le Nouvel Economiste et Le Monde diplomatique sur les genoux. Quant aux descriptions de pays, elles sont tirées des Guides Bleu ou Michelin, comme dans les catalogues des agences de voyages. L'histoire d'amour entre Michel et Valérie est un mélange d'Harlequin pour les sentiments et de SAS pour les scènes de cul. La touche personnelle est assurée par des moqueries contre l'art contemporain, vieux compte réglé en passant avec la revue Perpendiculaire, et une espèce de pessimisme ronchon — encore Paucard !— à la Desproges-Woody Allen.
Si encore Michel, Valérie et Jean-Yves vivaient et mouraient heureux après être devenus les initiateurs, les organisateurs et les principaux actionnaires d'un gigantesque bordel international, Plateforme aurait alors valeur d'oeuvre subversive, choquante et dérangeante. Mais Houellebecq reconnaît son monde et son marché. Ce petit bourgeois est un petit délinquant et un petit commerçant. A force d'aller aux putes, il finit par la faire. Dans la littérature, il n'a pas un boulevard, mais un trottoir. Son truc — en plume ! — est de dire aux gens de transgresser les lois morales et sociales et de leur montrer après que c'est impossible. Du coup, ils montent avec lui et la seule chose qu'ils puissent faire ensuite, c'est redescendre. Des terroristes islamiques viendront briser le rêve hédoniste de nos trois héros, par un attentat dans lequel mourra Valérie. Méchants musulmans, bougonne Michel, qui comprennent que dalle à la beauté de la prostitution en plein air. Il a, du coup, une sévère dent contre l'islam, exprimée comme suit : " Chaque fois que j'apprenais qu'un terroriste palestinien, ou un enfant palestinien, ou une femme enceinte palestinienne, avait été abattu par balles dans la bande de Gaza, j'éprouvais un tressaillement d'enthousiasme à la pensée qu'il y avait un musulman de moins. " ça tombe pile.
Patrick BESSON