L'Humanité du 14 décembre.
La chronique littéraire de Jean-Claude Lebrun
Un néoréalisme souriant
Chemins de fer,
de Benoît Duteurtre.
Éditions Fayard, 216 pages, 17 euros.
Depuis plus de vingt ans, Benoît Duteurtre s’attache à dire au plus près le réel contemporain. Adepte militant du néoréalisme, ainsi qu’en témoignent ses collaborations à L’Atelier du roman, il en incarne une face souriante, d’une ironie certes incontestable mais toujours policée. Le jeune homme bien élevé, dont on se souvient qu’il apportait chaque vendredi à l’hebdomadaire Révolution des articles informés et pertinents, toujours d’une grande élégance,
sur la musique, est ainsi peu à peu devenu l’un
des acteurs les plus représentatifs d’une manière de nouvel engagement littéraire. Car ses petites histoires charmantes, avec des héros affublés du regard décalé des Persans
de Montesquieu, touchent toujours juste.
Le narrateur est aujourd’hui une femme. Une certaine Florence, la cinquantaine alerte et séduisante, directrice d’une agence de communication parisienne et utilisatrice chaque fin de semaine de la ligne SNCF qui relie la capitale à une localité d’une vallée vosgienne, via Nancy. Un détail qui a ici son importance : à chaque fois, en effet, au moment de la correspondance, elle passe du confort standardisé d’une ligne internationale au délabrement d’une desserte secondaire en voie de suppression. Et sa vie oscille semblablement entre deux pôles. À Paris, l’exigence la performance, le poids des critères de gestion, la recherche du profit maximum. Dans sa vieille maison de la montagne, le désir de lenteur, le goût
d’une confortable rusticité,
le rejet d’une modernité agressive. Une schizophrénie plutôt bien assumée, et même revendiquée, jusqu’à ce que
les lignes se brouillent. Benoît Duteurtre brosse ici le portrait d’un être qui a profité de l’ultralibéralisme et s’est fort bien arrangé avec la brutalité de celui-ci, en cultivant dans sa thébaïde au-dessus du village un mode de vie d’apparence vieillotte. Florence consacre un temps non négligeable à fendre les bûches qu’elle fait brûler dans sa cheminée, mais c’est un efficace chauffage central qui diffuse sa chaleur à l’intérieur de la maison !
Tout chez elle fonctionne ainsi de façon duale. D’un côté, par exemple, la nostalgie d’un âge d’or largement fantasmé, de l’autre l’adhésion sans complexe au principe de réalité. D’un côté encore, une résistance farouche à la moindre dégradation du paysage alentour, de l’autre une contribution active, par l’entremise de contrats de communication
avec la SNCF, à la politique de retrait ferroviaire au profit de la route. Sauf qu’à force d’opérer en soi ces cloisonnements, Florence un jour perd pied. Entre
une posture humaniste et la stricte recherche du profit, il n’est en effet point de conciliation possible, quoi qu’elle ait pu longtemps en penser. On la voit, à la fin du livre, sortir
de sa douillette maison et se perdre en pleine tempête
de neige, dans une sorte de délire où passé et présent se confondent. En bas de chez elle sont maintenant apparus un réverbère et des bacs de tri sélectif, bientôt ce sera un rond-point : l’écologie cesse d’être pour elle une bucolique abstraction, elle prend les dehors de ces installations hideuses dont on trouve partout les répliques. Dans le village, en revanche, on plébiscite ces signes évidents d’appartenance à la modernité. Benoît Duteurtre aime à loger ses récits au coeur de la contradiction. Avec le regard distancié du Persan de Montesquieu, il observe une humanité contrainte au grand écart permanent, et finalement à une incohérence dévastatrice.
Sous leur allure candide, gentiment acidulée, ses petites histoires s’emparent de notre réalité contemporaine pour en isoler à chaque fois des fragments significatifs. On ne cesse d’y voir les ravages du capitalisme à très grande vitesse.
Et plus encore la capacité de celui-ci à tout récupérer,
à tout transformer en marchandise. Ici, par exemple,
la préoccupation écologique. Dans la montagne de Florence, on conservera intact tel petit vallon, mais pour l’exploiter peut-être un jour à des fins muséales. L’empire
de la marchandise absorbe et transmue tout en produit.
Jusqu’à sa contestation. Cela même qu’on avait déjà pu lire il y a presque un siècle et demi, en 1862, sous la plume
d’un certain Karl Marx. Une obédience qui ne devrait pas nécessairement déplaire à Benoît Duteurtre.
Jean-Claude Lebrun